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Pour nous rendre chez Milon, nous traversâmes un quartier remarquable par ses grandes et magnifiques demeures. À ma surprise, nombreuses étaient celles qui avaient un toit de chaume : nous n’étions pas à Rome, où même les pauvres dorment sous un toit de tuiles.
La lune était si éclatante que nous n’eûmes pas besoin de torches. Les gardes du corps de Domitius faisaient résonner les pavés sous leurs pas. Les rues étroites, presque vides en plein jour, étaient encore plus désertes la nuit.
— C’est la loi martiale, expliqua Domitius, un couvre-feu très strict. Seuls ceux qui sont en mission officielle ont le droit de sortir après la tombée de la nuit. On soupçonne ceux qu’on rencontre dans la rue de préparer un mauvais coup.
— Ce sont des espions ? demandai-je.
— Plutôt des voleurs et des négociants corrompus. Ce que redoute le plus Apollonidès maintenant, ce n’est plus Trébonius avec ses tunnels et ses béliers, mais la famine et la maladie. On est à court de vivres ici, et tant que durera le siège, la situation ne pourra qu’empirer. Si les habitants souffrent trop de la faim, ils forceront les portes des greniers publics. Alors ils découvriront que la situation est catastrophique. Les magistrats suprêmes craignent une insurrection.
— Les autorités n’ont pas entreposé assez de blé en prévision d’un siège ?
— Oh ! ce n’est pas un problème de quantité. Le blé ne manque pas, mais la moitié est gâtée. Dans la plupart des villes, on renouvelle souvent les stocks : une fois tous les trois ans, en règle générale. Apollonidès ne sait même pas quand on les a renouvelés pour la dernière fois. Le Conseil des Quinze estimait que c’était une dépense inutile. Maintenant nous voilà victimes de leur avarice, et mes hommes sont réduits à n’avoir qu’une demi-ration.
Domitius était parti d’Italie avec six millions de sesterces, d’après mes souvenirs : assez d’argent pour se rendre à Massilia en bateau et recruter une armée de mercenaires gaulois à son arrivée. Il devait lui en rester encore une bonne partie. Mais il est impossible de nourrir une armée s’il n’y a point de vivres à acheter.
— Comprends-moi bien, poursuivit Domitius. Apollonidès est un brave homme et ce n’est pas un mauvais général. Il sait tout ce qu’il faut savoir sur les navires et les engins de guerre. Mais, comme tous les Massiliotes, c’est avant tout un marchand, qui ne cesse de calculer et de rechercher le profit. Ces Grecs sont habiles, mais étroits d’esprit. Ils ne sont pas comme nous, les Romains : il leur manque la flamme, une plus grande ouverture sur le monde. Ils ne seront jamais que des joueurs de second ordre dans le grand jeu.
— Apollonidès a-t-il des enfants ? demandai-je.
Je me rappelais comme il s’était soudain adouci quand je lui avais parlé de mon fils.
— Bien sûr. Personne ne peut accéder à la magistrature suprême sans avoir de progéniture.
— Ah, oui ! c’est vrai. Le bouc émissaire m’en a parlé.
— Dans le cas d’Apollonidès, ce sujet est un peu douloureux. Tu verras – ou plutôt tu ne verras pas, dit-il en souriant, satisfait du sous-entendu.
— Je ne comprends pas.
— Apollonidès a une enfant unique, Cydimache. Sa laideur est légendaire. Elle est hideuse, un vrai monstre. Elle est née avec un bec-de-lièvre et un visage difforme, comme un morceau de cire fondue, aveugle d’un œil, et bossue de surcroît.
— Des bébés comme ça, dis-je, on les abandonne généralement à la naissance, on s’en débarrasse discrètement.
— C’est vrai. Mais la femme d’Apollonidès avait déjà subi deux fausses couches, et il mourait d’envie de devenir magistrat suprême. Il lui fallait un descendant. Alors il a gardé Cydimache et a pu être élu dès qu’il y a eu une place vacante.
— Il n’a pas eu d’autres enfants ?
— Non. On prétend qu’après avoir accouché de Cydimache, sa femme a été stérile. Pour certains, Apollonidès avait trop peur d’être le père d’un autre monstre. En tout cas, sa femme est morte il y a quelques années, et Apollonidès ne s’est jamais remarié. À ce qu’on dit, il aime sa fille comme un père, bien qu’elle soit difforme.
— Tu l’as vue ?
— Apollonidès ne la cache pas. Elle sort rarement, mais elle dîne avec ses invités. Elle se voile le visage et ne participe guère à la conversation. Quand elle parle, elle articule mal, sans doute à cause de son bec-de-lièvre. J’ai aperçu une fois son visage, en traversant le jardin de la maison d’Apollonidès. Cydimache s’était arrêtée près d’un rosier. Je l’ai surprise alors qu’elle avait relevé son voile pour sentir une rose. Sa figure vous donne envie de vomir.
— Ou vous brise le cœur.
— Non, Limier. La beauté brise le cœur d’un homme, pas la laideur ! s’esclaffa Domitius. Je te l’avoue, je ne souhaite pas revoir son visage. Je ne sais pas lequel de nous deux a été le plus atterré. Cydimache s’est enfuie, et moi aussi. Qui aurait jamais cru qu’un tel monstre trouverait un mari ? ajouta-t-il en hochant la tête.
— Elle est mariée ?
— Le mariage a eu lieu juste avant mon arrivée à Massilia. Le jeune homme s’appelle Zénon. C’est l’opposé de sa femme : un Apollon. Ce n’est pas que je sois attiré par les garçons, pourtant si j’avais à choisir entre Zénon et Cydimache ! Certains prétendent que c’était un mariage d’amour. À mon avis, cette affirmation est typique de l’humour des Massiliotes. Zénon vient d’une famille modeste mais respectable ; il a épousé Cydimache pour l’argent et la situation sociale, bien sûr. C’est pour lui un moyen de devenir magistrat suprême, s’il parvient à mettre sa femme enceinte.
— Apollonidès a approuvé ce mariage ?
— Je ne crois pas qu’il y ait eu de nombreux prétendants au mariage avec le monstre, pas même pour devenir le gendre du premier magistrat suprême. Pourtant, le mariage semble une réussite. Tous les soirs au dîner, Zénon et Cydimache sont assis à la droite d’Apollonidès. Le jeune homme la traite avec un grand respect. Parfois, ils parlent à voix basse et rient entre eux. Si on ignorait ce qu’il y a sous les voiles, on pourrait croire qu’ils sont aussi amoureux que n’importe quels jeunes tourtereaux.
Une esclave gauloise aux cheveux blonds nattés nous ouvrit la porte de la maison de Milon. L’air était doux, mais on ne s’attendait pas à la voir si légèrement vêtue. Elle parlait le grec avec un accent atroce – on ne l’avait pas achetée pour ses talents en la matière. Elle ne cessa de rire sottement en nous invitant à entrer, Domitius, Davus et moi-même. La seule lumière provenait de la lampe qu’elle tenait à la main – si l’on excepte le bouc émissaire, les habitants de Massilia recevaient une maigre ration de combustible et de nourriture. L’huile était de mauvaise qualité. L’odeur de rance servait au moins à masquer celle d’êtres humains fort malpropres qui imprégnait toute la maison. Au lieu de courir chercher son maître, la jeune fille se contenta de le héler.
— J’aurais cru qu’un garde du corps ouvrirait la porte, marmonnai-je à Domitius. Je crois me rappeler que Milon a emmené avec lui une troupe de gladiateurs.
— Il a loué ses gladiateurs comme mercenaires aux Massiliotes, précisa Domitius, la plupart d’entre eux, en tout cas. Il s’en est réservé un ou deux comme gardes du corps. Ils doivent être dans les parages, probablement aussi soûls que leur maître. Le cher Milon s’est plutôt laissé aller. Peut-être cela aurait-il été différent si Fausta l’avait accompagné en exil.
Domitius faisait allusion à la femme de Milon, la fille du dictateur Sylla, mort depuis longtemps.
— Elle aurait au moins essayé de sauver les apparences, poursuivit Domitius. Mais Milon tout seul…
Domitius s’interrompit. L’homme en question venait d’entrer dans le vestibule en traînant les pieds, une lampe dans une main et une coupe en argent pleine de vin dans l’autre.
Trois ans s’étaient écoulés depuis que j’avais vu Titus Annius Milon pour la dernière fois, lors de son procès à Rome pour le meurtre du chef de bande Clodius, son rival. En dépit des conseils de Cicéron, Milon avait refusé de respecter la tradition consacrée par l’usage, suivant laquelle un accusé doit se présenter devant la cour en tenue débraillée, et hirsute. Milon était trop orgueilleux pour s’abaisser afin de susciter la sympathie. Rebelle jusqu’au bout, exaspérant ses ennemis, il avait comparu à son propre procès vêtu avec élégance.
Son aspect avait bien changé depuis lors. Ses cheveux et sa barbe, plus gris que dans mon souvenir, avaient grand besoin d’être coupés. Ses yeux étaient injectés de sang, son visage bouffi. Il était vêtu encore plus légèrement que la jeune esclave ; son pagne, noué négligemment, semblait prêt à tomber à tout instant. Il n’avait rien de séduisant. Son corps de lutteur n’était plus harmonieusement musclé, et un bain n’aurait pas été un luxe.
— Lucius Domitius, Barberousse en personne ! Quel honneur !
L’haleine de Milon empestait le vin et dominait même l’odeur de sueur qui émanait de lui. Il remit sa lampe à la jeune esclave et lui donna une tape sur les fesses. Elle pouffa de rire.
— J’espère que tu n’es pas venu avec l’idée de quémander un repas. Nous avons fini nos rations de la journée avant midi. Il nous faut boire en guise de souper, n’est-ce pas, ma colombe ?
La jeune fille rit comme une folle.
— Mais qui sont ces gars que tu as amenés avec toi, Barberousse ? Je suis sûr que je ne connais pas ce grand costaud ; une belle brute. Mais ce vieil homme, par Jupiter !
Ses yeux étincelèrent. Un je-ne-sais-quoi me rappela le vieux renard qu’était Milon.
— C’est le chien qui chassait pour Cicéron, quand il ne mordait pas les doigts de son maître. Gordianus, le Limier ! Par Pluton, que fais-tu dans ce lieu au bout du monde ?
— Gordianus est venu à la recherche de son fils, expliqua Domitius d’une voix terne. Je lui ai dit que tu étais l’homme auquel il devait s’adresser.
— Son fils ? Oh, oui ! tu veux dire… Méto.
Milon fut pris d’un violent hoquet.
— Oui. Apparemment, Gordianus a reçu un message anonyme, censé venir de Massilia, qui l’informait du décès de son fils. Il a fait tout le trajet jusqu’ici, il a même réussi à entrer dans la cité à ses risques et périls, parce qu’il veut savoir la vérité.
— La vérité ne m’a jamais réussi, énonça Milon, le regard trouble.
— Que sais-tu de Méto ? demandai-je en perdant patience.
— Oui, eh bien…, commença Milon en refusant de croiser mon regard, c’est une sombre histoire. Très sombre.
J’étais épuisé et désorienté, loin de chez moi. Domitius m’avait déjà tourmenté en me laissant entendre, d’un ton mi-figue mi-raisin, que Milon connaissait la réponse. Maintenant, Milon semblait incapable de terminer une phrase.
— Proconsul, dis-je à Domitius en serrant les dents, pourquoi ne me dis-tu pas ce qu’il est advenu de lui ?
— Je croyais que Milon voudrait avoir le privilège de te l’apprendre lui-même, répondit Domitius en haussant les épaules. C’est un vantard de la pire espèce…
— Ça suffit !
Milon lança sa coupe contre le mur. Davus faillit être éclaboussé. Il était difficile de savoir si la jeune esclave poussa un cri ou éclata de rire.
— C’est indécent, Barberousse. C’est véritablement indécent d’amener chez moi le père de ce garçon pour nous provoquer tous les deux !
— Raconte, Milon. Sinon c’est moi qui vais le faire, annonça Domitius, imperturbable.
Milon blêmit. La sueur ruisselait sur tout son corps. Ses épaules se soulevèrent. Il porta la main à sa gorge.
— Petite colombe ! Apporte-moi mon aiguière. Vite !
En riant comme une folle, la jeune esclave blonde posa les lampes, traversa la pièce d’un pas vif, puis revint précipitamment en portant un grand vase d’argile avec une large ouverture. Milon tomba à genoux, saisit les poignées de l’aiguière et vomit bruyamment dedans.
— De grâce, Milon !
Dégoûté, Domitius fronça le nez. Davus avait les yeux rivés sur la jeune esclave qui, en se penchant pour aider son maître, laissait entrevoir par mégarde certaines parties de son anatomie. J’avais envie de hurler tant ma déception était vive.
Tandis que la jeune fille lui essuyait le menton, Milon se remit debout en titubant. Il semblait presque dessoûlé, mais toujours aussi pitoyable.
— Dommage que les juges ne t’aient jamais vu dans un tel état à ton procès, remarquai-je. Peut-être n’aurais-tu jamais été obligé de quitter Rome.
— Que dis-tu ? demanda Milon en clignant des yeux et en regardant autour de lui, hébété.
— Méto ! m’exclamai-je d’une voix lasse. Parle-moi de Méto !
Les épaules de Milon s’affaissèrent.
— Très bien. Viens, allons nous asseoir dans le bureau. Petite colombe, donne-moi une de ces lampes.
La maison était dans un désordre épouvantable. Des vêtements jonchaient le sol et recouvraient les statues ; des jattes et des coupes sales étaient empilées partout ; des parchemins à demi déroulés traînaient par terre. Dans l’angle de la pièce, un individu allongé, sans doute un garde du corps, ronflait bruyamment.
Le bureau de Milon offrait un spectacle inimaginable. Il y avait des chaises pour nous quatre, mais Milon dut d’abord enlever des bouts de parchemin, des piles de vêtements, et chasser un chat qui se mit à miauler.
Après avoir prié ses hôtes de s’asseoir, Milon enfila une tunique froissée pour nous épargner la vue de sa large poitrine dégoulinante de sueur.
— Alors, tu veux savoir ce qu’il est advenu de ton fils, soupira Milon en détournant son regard. Il n’y a aucune raison pour que je ne te raconte pas toute cette lamentable histoire.